Malades et toujours citoyens

C'est le moment de mon billet dans la Revue Médicale Suisse. Cette fois, j'ai un peu changé de sujet après une conversation avec un collègue oncologue. On ne mesure pas encore tout à fait la portée des progrès médicaux face au cancer, mais ils ont été impressionnants ces dernières années. Le résultat: de plus en plus de patients vivent avec un cancer qui, sans être guéri, commence à ressembler de plus en plus à une maladie chronique. C'est magnifique, et en même temps cela laisse ces personnes dans une situation qui ne l'est pas toujours. Évidemment, cela touche aussi d'autres maladies. Voilà un chapitre où il faudrait que nous fassions mieux. Le lien se trouve ici.
 
"L’année de ma naissance, le philosophe américain John Rawls a énuméré ce qu’il appelait les biens primaires. Ces biens dont tout le monde a besoin. Certains sont naturels : parmi eux la santé bien sûr, mais aussi l’imagination ou l’intelligence. D’autres sont sociaux. Ils comprennent les libertés et les droits fondamentaux, la liberté de mouvement et le libre choix parmi un nombre large d’occupations, l’accès aux positions de pouvoir et de responsabilité, le revenu et la fortune, et celui qui d’après lui est le plus important de tous : les bases sociales du respect de soi. Il veut parler ici de la reconnaissance des citoyens par les institutions, qui sous-tend notre sens de notre propre valeur et la confiance de mettre nos projets à exécution. Selon lui, tous les citoyens ont un intérêt à obtenir plus de ces biens primaires. C’est la tâche d’une société d’évaluer à quel point ils y parviennent. C’est la manière dont ces biens sont distribués qui est la mesure d’un système politique.

Nous le savons tous, certaines maladies représentent ici une double atteinte. En plus d’ôter la santé, la maladie et surtout la chronicité rognent également les bases sociales du respect de soi. Quand la maladie est aiguë, c’est une parenthèse. On l’ouvre le temps de guérir, puis on la referme. Lorsqu’elle est chronique, c’est le restant de la vie qui peut glisser dans une sorte de citoyenneté de seconde zone.

Cela passe parfois par le regard de nos semblables. L’essayiste anglais Christopher Hitchens, mort récemment d’un cancer de l’œsophage, déplorait l’absence d’un guide de bonnes manières qui aurait régi les rapports entre les « habitants de la ville de la santé » et ceux de la maladie. Il y aurait mis des conseils comme n’adopter ni euphémismes ni déni avec les membres sa famille et de se rappeler avec les autres que « Comment ça va ? Ne vous met pas sous serment de donner une réponse complète ou honnête. » Il aurait aussi demandé aux personnes bien portantes de ne raconter qu’ « avec retenue » tout témoignage qui aurait concerné une maladie différente. On pourrait aussi ajouter, ne demandez pas à la personne malade de vous consoler, vous, de la peine que son mal vous cause. Les patients nous racontent certaines de ces maladresses. Ils nous racontent aussi comment certains de leurs amis disparaissent tout bonnement, faute de savoir comment éviter de les commettre. Le monde serait un tout petit peu meilleur s’il y avait au rayon des cartes de vœux une image un peu débile flanquée de l’inscription « je ne sais pas quoi dire mais je pense à toi » (et il y a d'autres exemples ici). 

Cette atteinte passe cependant aussi par nos institutions. La maladie chronique limite la liberté de mouvement à ce qui est compatible avec l’accès au traitement. Le choix des occupations se fait humble. L’accès aux positions de pouvoir et de responsabilité ? Seulement dans des cas exceptionnels. Les bases sociales du respect de soi, quant à elles, devront faire façon de cette situation où les exigences du travail sont au mieux difficile à remplir, alors que nous continuons de le considérer comme le socle de notre identité. A chaque tournant, nos arrangements signalent qu’ils n’ont pas été pensés pour ces personnes. Le rôle qui leur est assigné, combattre la maladie et la vaincre, dévalorise ceux qui n’y parviennent pas entièrement et insulte les morts. A mesure que le cancer, mais aussi les maladies cardiaques et toute une série d’autres infirmités se soignent mieux, à mesure que se floute la distinction entre maladie et handicap, comment allons-nous intégrer ces concitoyens comme binationaux, détenteurs d’un passeport de la maladie en plus de leurs papiers ordinaires? La tâche est urgente et nécessairement politique ; reste à trouver qui s’en saisira…"

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